Né en 1812 à Curtilles, Abram-Daniel Meystre quitte sa Broye natale pour aller étudier la théologie à l’Académie de Lausanne. Abandonné par la vocation de pasteur, il se tourne bientôt vers le droit, études qu’il couronnera d’un brevet d’avocat, obtenu en 1844. Très tôt, Meystre, qui avait adhéré durant ses études à la société de Zofingue où il retrouvera la famille qu’il avait laissée dans sa région, manifestera un goût prononcé pour l’engagement en faveur de ses semblables. Son substrat intellectuel, il l’approfondira encore au contact de la franc-maçonnerie, dont il finira Grand-Maître de la loge Alpina. Sa pensée se révélera assez originale.
Comme Delarageaz, il est attiré par la pensée mutualiste qu’un Proudhon a mise en vogue. A-t-il lu le philosophe de Besançon? Ce n’est pas sûr, mais la parenté de sa pensée avec celle de l’anarchiste est troublante. Comme lui, Meystre imagine un socialisme antiautoritaire et récuse un individualisme qu’il juge asséchant. Il conçoit des institutions articulées autour de corporations représentant les divers intérêts qui composent naturellement la société, plutôt qu’autour d’un Parlement dont il conteste la légitimité. Sur le plan religieux, comme tous ses compatriotes radicaux, il avoue son attachement à une Eglise nationale mais ne peut camoufler la dimension vitaliste qu’il insuffle dans sa vision de Dieu. Il flirte parfois avec un panthéisme qui reflète un sentiment romantique profond.
Son engagement politique ne reproduira toutefois guère les ferments politiques qu’il a déposés dans ses journaux intimes. S’il ne figure pas parmi les chefs de la Révolution, il est actif dans les coulisses et, fort de son attachement précoce au radicalisme, se glisse dans la « carrière » politique peu après son déclenchement. Il est nommé en 1845 préfet de Lausanne puis, en 1852, substitut du procureur général pour l’arrondissement de l’Est. Son terrain de prédilection est toutefois le champ social, où son engagement est total. Il apparaît dans de multiples organismes, qui gravitent tous autour du jeune parti radical. Il fonde en 1846 la Société de secours mutuels, appelée à une histoire prospère, puis, en 1846 également, une Association du peuple travailleur, qui aura pour mission de promouvoir l’éducation des ouvriers, dont l’accès à l’acte démocratique a été élargi par le Constitution de 1845. Cette association, mal contrôlée par l’Association patriotique de Delarageaz, se révèle toutefois assez turbulente et il n’est pas exclu qu’elle ait participé à des heurts contre les libéraux, en 1847, au terme d’une élection particulièrement disputée dans la capitale vaudoise. Meystre sera également le premier président du Cercle démocratique de Lausanne, fondé en 1843.
Au lendemain de la Révolution, Meystre, en dépit de ses fonctions officielles, n’hésite pas à se démener en faveur des réfugiés, comme Mazzini, tentant de les faire échapper au destin d’errance auquel les condamnent les ordonnances de la Confédération. Il n’oublie pas pour autant le rôle d’agent du gouvernement que lui impose sa fonction préfectorale… Il sera bientôt accusé par l’opposition libérale d’interférer avec un sans-gêne excessif dans les opérations électorales lausannoises. Elu au Grand Conseil et au Conseil national, de 1848 à 1851 et de 1853 à 1855, il est un sûr et loyal suppôt du radicalisme au pouvoir et, lorsqu’il est appelé au Conseil d’Etat en 1855, il suit la ligne fixée par Louis-Henri Delarageaz.
Il restera fidèle au chef du parti jusqu’à sa chute en 1862, malgré les divergences doctrinales qui pouvaient les opposer. A la veille de la révision constitutionnelle de 1861, il s’évertue à se présenter comme le véritable héritier des révolutionnaires de 1845, porteur d’un courant autonome au sein du radicalisme avec son journal Le Message populaire, entre la gauche d’Eytel et le « gouvernementalisme » de Delarageaz. Cette tentative de démarcation ne sauvera pas Meystre: il doit accompagner Delarageaz dans sa disgrâce, ne cachant pas à cette occasion sa profonde amertume. Il estimait que le gouvernement avait fait consciencieusement son travail et ne méritait pas l’infamie que ses adversaires lui avaient infligée. Il se retire alors à Curtilles, où il reprend ses activités d’avocat, toujours prompt à aider les plus faibles. Resté proche de Ruchonnet, avec qui il se rend parfois aux séances de la société d’étudiants Helvétia, dont il a été nommé membre honoraire et dans laquelle ses deux fils joueront un rôle très actif, il est élu au Conseil communal de Payerne, retrouve sa place sur les bancs du Grand Conseil et se fait réélire au Conseil national en 1863. Il meurt en 1870.
© Olivier Meuwly, Lausanne 2003