La Révolution radicale de 1845: “de gauche et paysanne”

Vous trouverez sur cette page un fichier audiovisuel que vous pouvez télécharger sur votre téléphone (ou tablette) afin qu’il vous guide dans les rues de Lausanne tout en vous racontant la Révolution radicale de 1845 en huit lieux emblématiques depuis la Rue de la Mercerie 9 (lieu de départ de la balade) jusqu’à la Place de la Riponne (fin de la balade).

Mode d’emploi
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Texte de la balade

Il y a révolution et révolution. Les sanglantes et les autres. Les vaudoises et les non-vaudoises. Si le XIXe siècle vaudois a connu deux révolutions, celles-ci n’ont heureusement eu à déplorer aucun mort. Peut-être est-ce une marque de fabrique cantonale, le signe d’une vaudoiserie bon-enfant où, si l’on menace et remet en cause l’ordre des choses, l’on ne massacre pas.

Si leurs origines et leurs meneurs sont incontestablement très différents, ces deux révolutions ont un point commun : ce sont des révolutions du froid, des révolutions d’hiver. Celle de 1830 a eu lieu les 17 et 18 décembre, tandis que celle de 1845 s’est déroulée les 14 et 15 février. On ne s’étonnera donc pas que les lieux où se sont joués les événements essentiels soient plus des espaces fermés et chauffés que les rues, places ou esplanades de la ville. Ce sont donc moins des barricades qu’il faut chercher ici que des discussions agitées dans des cafés et au Casino.

Chaussez donc vos bottes, enfilez pardessus et cache-nez couvrez-vous d’un chapeau noir haut-de-forme et remontons au mois de février 1845.

1- Rue de la Mercerie, devant l’ancien temple de la Mercerie : brossons le tableau…

Pendant l’Ancien Régime, on ne peut pas parler de liberté religieuse, la religion du peuple dépendant généralement de celle de ses princes. Dans le canton de Vaud, il a fallu attendre la loi du 2 juin 1810 pour que les catholiques et les anglicans puissent disposer de leurs propres lieux de culte. L’ancien temple de la Mercerie est un jalon essentiel de cette histoire : reconstruit entre 1811 et 1812 sur les fondations d’une église datant du Haut Moyen Âge, il est le premier lieu de culte officiel des catholiques lausannois. Malgré cette avancée indéniable, tout n’a pourtant pas été que joie et félicité: à leur arrivée, en 1814, les catholiques ont dû le partager avec les protestants de langue allemande (installés dès 1812), puis, entre 1818 et 1840, avec les anglicans. La cohabitation n’a pas été très simple et rapidement les catholiques et les anglicans se sont lancés dans la construction de leurs propres lieux de culte.

On le voit ici, au XIXe siècle encore, les différentes mouvances de la religion chrétienne ont été causes de nombreuses tensions et même de guerres. Cela nous conduit aux origines de la révolution radicale de 1845.

Dans la majorité des cantons, les libéraux l’ont emporté sur les partis conservateurs lors des journées révolutionnaires de 1830. On utilisera le terme de « partis » par commodité de langage, mais c’est alors une notion anachronique. Ici, les libéraux incarnent la tendance progressiste en politique et jugent que les libertés individuelles sont fondamentales.

Les nouvelles constitutions de 1830 ont consacré la souveraineté du peuple et ont créé, dans autant de cantons, autant d’États véritablement « modernes ». Mais une crise constitutionnelle couve depuis 1815. En effet, il n’y a pas eu de révision du fameux Pacte fédéral à l’issue des événements révolutionnaires de 1830. Dans la décennie qui suit, le parti libéral « vainqueur » doit faire face à l’échec de la régénération à Neuchâtel et à la séparation non voulue de Bâle-Ville et Bâle-Campagne. Cette impuissance de la Diète et du Directoire devant les difficultés intérieures se manifeste également dans les relations de la Suisse avec l’étranger, notamment autour de la question des réfugiés politiques.

Sur le plan économique et social, le régime du Pacte de 1815 ne convient plus à la Suisse des années 1840. Les mutations qui touchent le monde agricole, l’introduction du machinisme ont des répercussions politiques, mais la Diète, en raison même de l’organisation de la Confédération, est bien incapable de mener une réforme efficace et globale. Tous ceux dont le sort est plus ou moins lié au développement du commerce et de l’industrie sont sensibles aux défauts du régime porté par les libéraux et apportent au futur parti radical – composé par l’aile gauche des libéraux – des arguments et de plus en plus d’adhérents.

La montée du radicalisme dans l’ensemble des cantons suisses se confirme et l’agitation devient forte lorsque Lucerne, canton catholique mais aussi canton directeur (de 1815 à 1848, Zurich, Berne et Lucerne remplissent tour à tour le rôle de Vorort), appelle les Jésuites pour leur confier l’enseignement secondaire. C’est là son droit – Sion, Fribourg ou Schwytz possèdent des collèges jésuites –, mais cette décision tombe au moment où la Suisse est agitée par des passions confessionnelles et politiques extrêmes.

Cette question du rappel des Jésuites par le canton de Lucerne, ordre perçu comme opposé aux principes démocratiques et aux libertés, déclenche une vague d’indignation dans toute la Suisse. Cette affaire connaît un écho particulier dans le canton de Vaud autour de la personne d’Henri Druey, fervent défenseur de la prédominance de l’État sur l’Église.

Henri Druey (1799-1855) a suivi des études de droits qu’il complète en Allemagne où il sera marqué intellectuellement par la pensée philosophique de Hegel. Il devient avocat en 1828, puis juge d’appel en 1830. Député au Grand Conseil, il a participé très discrètement à la révolution libérale de 1830 et devient Conseiller d’État en 1831 (il le restera jusqu’en 1848). Il est le partisan d’une révision du Pacte fédéral de 1815 que le parti libéral n’est cependant pas parvenu à imposer en 1832.

Peu à peu, ses idées radicales l’isolent du gouvernement et l’écartent régulièrement de la Diète fédérale de 1833 à 1838. Défenseur d’un exécutif fort et centralisateur, il pense une structure politique qu’il définit en « trois sphères » : les communes, les cantons et la Confédération. Dès 1838, il combat également la Confession de foi helvétique qui fondait l’autorité des pasteurs vaudois, dont il ne supporte pas la tutelle morale et affirme régulièrement la prédominance de l’État sur l’Église. La loi ecclésiastique vaudoise de 1839 retient cette idée et incarne l’un des premiers succès du radicalisme dans le canton. Dans les années 1840, il fait diverses propositions qualifiées de « socialistes » ou « communistes » : il prône en effet la mise en place d’un impôt progressif sur le revenu et la conversion des presbytères en ateliers contre le paupérisme. Les journées de février 1845, lui donnent l’occasion de mettre sur pied un nouveau gouvernement et de faire adopter une nouvelle constitution dans le canton de Vaud. La démocratie directe pleine et entière en est l’un des apports majeurs.

Druey va aussi exploiter l’anticléricalisme latent pour destituer les pasteurs qui refusent de lire en chaire une proclamation officielle en faveur de la nouvelle Constitution de 1845. Cette mesure est à l’origine de la création de l’Église libre en 1847.

Les libéraux vaudois, partisans d’une souveraineté cantonale stricte, ne veulent pas s’opposer aux Lucernois dans le rappel des jésuites, comme en témoignent les instructions remises par le Grand Conseil aux députés à la Diète fédérale. Début février 1845, les pétitionnaires vaudois accueillent mal la position modérée adoptée par le législatif, qui reste fidèle aux préceptes libéraux de 1831 et souhaite ainsi respecter « la liberté intégrale des cantons ». L’aile gauche, désormais radicale, perçoit cette attitude comme ultra conservatrice et alerte ses partisans sur les risques qu’encourt la démocratie. Le 24 janvier 1845, le Nouvelliste vaudois se lance dans la bataille :

« En face de la faction des Jésuites qui menace de bouleverser la Suisse, quiconque n’est pas contre eux est pour eux ; de sorte qu’on est forcé de dire : la majorité de notre Conseil d’État ne veut pas l’expulsion des Jésuites… Cela fait voir quelle intime liaison existe entre les diverses castes qui sont hostiles à nos institutions démocratiques, entre l’aristocratie et le jésuitisme… Que l’opinion publique décide ! ».

Le canton de Vaud s’apprête à revivre le scénario de décembre 1830, mais cette fois sous l’impulsion de l’aile gauche des libéraux.

2- Rôtillon : Lausanne en chantier

Le XIXe siècle est pour la ville de Lausanne une période de mue. Une mue qui se déroule à de nombreux niveaux et concerne à la fois la politique, l’administration, le bâti lausannois et finalement l’image même de la nouvelle capitale vaudoise. Le canton de Vaud étant devenu canton suisse en 1803, Lausanne devient chef-lieu et doit donc assurer de nouveaux services, notamment en transformant des bâtiments et en construisant des immeubles destinés à abriter les nouvelles fonctions que sont le parlement, le tribunal cantonal, le tribunal d’appel, l’hôpital cantonal, les écoles supérieures, un théâtre, une grand place pour accueillir les foires, etc. Mais, outre le fait de proposer ces services, un chef-lieu doit aussi pouvoir être facilement accessible, ce qui n’était pas le cas de la ville ancienne de Lausanne.

À partir de 1803, Lausanne entre donc dans une phase de (très) grands travaux ; on a dit de la Lausanne du XIXe siècle qu’elle a été une ville en chantier. Ce n’était pas faux : en un peu plus d’une centaine d’années, la ville remodèle complètement son image. Ce remodelage commence dès 1812 avec le début du comblement de la vallée de la Louve et de la création de ce qui allait devenir la place de la Riponne. Puis il y aura le couvrement progressif des deux rivières qui coulaient à l’air libre : les rues de la Louve (en 1868) et du Flon, la rue Centrale, la place Pépinet prennent leur forme actuelle. Avec le couvrement des rivières, on en profite pour rehausser le niveau du sol des vallées et atténuer un peu la topographie très accidentée du site lausannois. Dans le même ordre d’idée, on construit entre 1839 et 1910 les trois ponts principaux du centre de Lausanne : le Grand-Pont, le Pont Chauderon et le Pont Bessières. Ces ponts permettent de passer de la Caroline à la Cité ou de Saint-François à Saint-Laurent sans devoir descendre traverser le Flon avant de remonter la pente d’en-face… Partant enfin de l’idée que le centre ancien de Lausanne n’est pas remodelable, on décide de créer une route de ceinture large et à faible dénivellation, autour de la ville ancienne, mais depuis laquelle on pourra accéder plus facilement au centre-ville. On a appelé cette route de ceinture la Ceinture Pichard, du nom de son ingénieur. Partant du Grand-Pont, cette route montait l’avenue Benjamin Constant (créée en 1845), traversait la Caroline, continuait sur César Roux, passait sous le Tunnel (construit à cette occasion), descendait sur la Riponne, passait par la rue Haldimand et rejoignait le Grand-Pont.

Le quartier du Rôtillon dans lequel on se trouve a ainsi été complètement remodelé entre le milieu du XIXe siècle et… aujourd’hui. En 1845, il faut l’imaginer comme le quartier le plus pauvre, le plus malsain et le plus mal famé de Lausanne. Une enquête sur le logement (mais qui fait surtout ressortir de nombreux problème d’hygiène et donc de santé) a été pilotée en 1894 par l’avocat et futur syndic de Lausanne André Schnetzler. Elle relevait que la mortalité dans ce quartier était deux fois plus élevée qu’à Saint-François et dans le riche quartier de Bourg.

3- Rue de Bourg n° 6 : le café Morand

En 1845, la rue de Bourg n° 6 était l’adresse d’un café. Un établissement probablement très normal, mais qu’on peine à se représenter et dont le Musée historique de Lausanne ne possède aucune photo dans son état ancien. Si on raisonne par analogie, on pourrait l’imaginer semblable au café du Grütli, installé au bas de la rue de la Mercerie dès 1856. Le Grütli présentait la disposition habituelle d’un café au XIXe siècle : sur 2 étages, avec une salle de café au rez-de-chaussée et une salle de restaurant au premier. Ici (et pour autant que cette disposition soit confirmée) la salle de restaurant devait probablement se trouver à l’entresol. Au Grütli, le premier étage a longtemps été le stamm des socialistes lausannois et des sociétés proches, tels des syndicats, chœurs d’homme, sociétés de gymnastique ou de tir. Le lien entre les cafés et les mouvements politiques (qui était très marqué du XVIIIe siècle au milieu du XXe) se retrouve en tout cas au café Morand, cet endroit ayant été un lieu de rassemblement et de discussion essentiel de la révolution radicale.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, on n’allait en effet pas forcément dans les cafés pour consommer du vin ou du café. Mais on allait y jouer (aux cartes, aux échecs ou aux dames), y lire le journal, y parler littérature, théâtre et politique. On trouve des cafés pour toutes sortes de standings, qui peuvent donc accueillir toutes sortes de sociétés : ce sont des lieux sociaux par excellence.

Au XIXe siècle, les cafés étaient d’ailleurs plus que de simples lieux de restauration ou des endroits où l’on se reposait un moment avec un petit noir. C’était, pour de nombreux clients, des lieux de vie. Les cafés étaient alors souvent utilisés comme espaces de transition entre la fin du travail et la nuit. À une époque où les appartements n’étaient ni confortables ni bien aménagés qu’aujourd’hui (la cuisine pouvait manquer et la chambre s’apparenter à une chambre de bonne ou à une mansarde), de nombreuses personnes ne rentraient chez elles que pour dormir. Ces gens passaient donc le reste de leur journée au café, au bistrot ou à la pinte. Pour se réchauffer aussi. Les cafés étaient des lieux de vie, les salons du pauvre.

Le café Morand, fondé en 1825, est le lieu de rendez-vous par excellence des Lausannois de la Restauration. S’il avait été le stamm des libéraux au moment de la révolution de 1830, dans les années 1840, on n’y croise plutôt les libéraux frondeurs et les radicaux. Les leaders radicaux y siégeront régulièrement lorsqu’ils ne sont pas dans l’ancien Casino de Derrière-Bourg (qu’on évoquera bientôt). Le café Morand devient ainsi « le laboratoire des principaux mouvements politiques » du canton (Van Muyden et al., Lausanne à travers les âges, Lausanne, Librairie Rouge, 1906, p. 204). Morand va en subir les contre-coups, car son établissement sera déserté après chaque phase aiguë de la vie politique vaudoise, la « pinte à Cavin », à la rue d’Étraz, prenant alors le relai.

Depuis le XVIIIe siècle, dans plusieurs villes du canton, cafés et cercles permettent une large lecture de la presse, mais aussi – et peut-être surtout ! – les échanges et les discussions politiques. À l’image des Morgiens, les Lausannois fondent une bibliothèque en 1843 pour diffuser les idées nouvelles. Cette création précède celle du Cercle démocratique de Lausanne qui verra le jour dans le café de la sœur de Delarageaz, l’un des leaders de la révolution radicale, à l’aube des événements révolutionnaire de 1845.

4- Jardin de Derrière-Bourg : l’ancien Casino de Derrière-Bourg

Du Moyen Âge à la fin du XVIIIe siècle, la ville de Lausanne s’arrêtait à Saint-François. Le mur de ville longeait l’arrière des maisons de la rue de Bourg et venait s’appuyer contre le chevet de l’église Saint-François où il faisait un angle droit et obliquait vers le lac, le long de l’ancienne propriété de la Grotte ; il repartait vers l’ouest parallèlement à l’église Saint-François, puis revenait à angle droit vers le nord, passait devant l’entrée ouest de l’église et descendait vers la place Pépinet.

Le Casino de Derrière-Bourg se trouvait dans l’angle extérieur sud-est de l’ancienne enceinte, au carrefour que font actuellement les rues du Théâtre, Benjamin Constant et la place Saint-François. Au XIXe siècle, le terme de « casino » ne faisait pas référence à un endroit où l’on s’adonnait aux jeux d’argent, mais simplement à un lieu où l’on venait se divertir, assister à un concert ou participer à une fête.

Ce Casino, qui a été le premier casino de Lausanne, a été initié par un groupe privé constitué de notables lausannois, qui voulait développer ici une école d’agriculture, un jardin botanique, une promenade publique et un lieu pouvant accueillir concerts, fêtes et réunions. De cet ambitieux programme, seuls le casino et la promenade ont été réalisés (bien qu’aujourd’hui ne subsiste plus que le jardin).

Le bâtiment est l’œuvre d’Henri Perregaux (fils d’Alexandre, l’architecte du parlement vaudois), qui est au début de XIXe siècle l’architecte presque attitré du jeune gouvernement vaudois. Construit entre 1824 et 1826 en style néoclassique, ce casino n’était pas gigantesque : 30 m. de long sur un peu moins de 20 m. de large et un étage au-dessus du rez-de-chaussée. Le rapport de l’assemblée générale des actionnaires qui a adopté les plans, se plaît à relever que le « rez-de-chaussée est d’un style noble, élégant et point trop ambitieux » (Marcel Grandjean, Les Monuments d’art et d’histoire du canton de Vaud, Bâle, Birkäuser, 1979, t. 3, p. 57). L’édifice avait deux façades d’apparat : la première, orientée au nord, donnait sur la route pour permettre un accès facile depuis la ville et la seconde, orientée à l’est, ouvrait sur la promenade de Derrière-Bourg, qui n’était pas encore tout à fait achevée en 1830. La très grande majorité des photos anciennes nous montrent cette façade est, avec les 4 très grandes colonnes de son péristyle ainsi que le jardin. Au milieu du XIXe siècle, on le considérait comme un « beau bâtiment » et l’on pouvait louer des salles pour toutes sortes de fêtes ou de réunions (conférences, bals, concerts, représentations théâtrales, ventes de charité, assemblées politiques, soirées d’étudiants, etc.).

Le casino de Derrière-Bourg a été racheté par la commune de Lausanne en 1848. Bien qu’on parle de le démolir depuis 1864 pour construire la future avenue du Théâtre, il a encore accueilli deux Congrès de la Paix, en 1869 et 1871. Victor Hugo a assisté au premier de ces congrès. Puis il a été utilisé comme Tribunal fédéral pendant une dizaine d’années, avant d’être démoli en 1893 pour faciliter la circulation aux abords de la place Saint-François.

Si le bâtiment n’existe plus, on connaît le plan de son rez-de-chaussée : à l’ouest se trouvait une grande salle de 10 m. sur 18 m. avec une estrade pour les concerts ; si elle était installée pour une conférence, elle pouvait accueillir 400 personnes. Le reste du rez-de-chaussée comportait, outre la rotonde centrale qui permettrait la distribution dans toutes les pièces, une série de salons de taille et de couleur variées, ainsi que des espaces de service.

Étant en 1845 l’un des rares bâtiments de la ville qui pouvait accueillir un grand nombre de personnes, on ne s’étonnera pas de le voir devenir rapidement le centre névralgique de la révolution radicale.

Dès l’automne 1844, l’opposition radicale se rassemble, comme en 1830, dans ce Casino. Le 7 novembre 1844, le député radical Louis-Henri Delarageaz propose à quelques amis la création d’une société politique. Le 29 décembre, « L’Association patriotique pour résister aux progrès de la réaction » est fondée et une assemblée de 300 personnes se réunit ici. À l’exemple des cantons de Suisse alémanique (mais contrairement aux habitudes vaudoises), l’association décide de l’ouverture d’une campagne de presse, du lancement de pétitions et de la réunion d’assemblées populaires pour exiger l’expulsion des Jésuites.

Le 8 février 1845, dans une lettre à un ami, le Conseiller d’État libéral Jaquet se livre à une analyse lucide de la situation et comprend la percée de l’aile gauche radicale :

« L’élément anarchique et révolutionnaire qui existe dans notre canton, comme dans les autres, s’est réveillé, à la faveur de la question des Jésuites, avec une intensité, telle que vous n’avez rien vu de pareil depuis 1830, ni même en 1830 ; et que les espérances du radicalisme en sont excessivement exaltées. […] À part la crise immédiate qui peut finir plus ou moins mal, ceci n’est que le commencement d’une lutte violente de la part du radicalisme contre les hommes et les institutions actuelles. » (Correspondance de Jaquet conservée à la BCU-Lausanne et publiée par André Lasserre, « 1845 ou la révolution du paradoxe », RHV, 1957, n°65, p. 194).

Au début du mois de février 1845, les radicaux s’organisent et lancent une série de pétitions dans l’ensemble du canton. En quelques semaines, plus de 30 000 signatures – env. 2/3 du corps électoral ! – sont récoltées et seront transmises au Grand Conseil début février. Le Conseil d’État ne peut plus ignorer les revendications de ses adversaires. Pourtant, il refuse encore d’entrer en matière, malgré les conseils d’Henri Druey et de Louis Blanchenay, deux radicaux présents au gouvernement.

Comme l’exécutif, la majorité du Parlement reste complètement fermée aux appels de la population et ne veut pas se laisser diriger par la foule. Un grand nombre de citoyens se rendent alors à Lausanne pour suivre les événements de plus près. Dans les rues, les cafés mais surtout au Casino, les pétitionnaires s’assemblent et s’agitent de plus en plus. Le Conseil d’État va-t-il mépriser leurs signatures ? Élus du peuple, les membres du Grand Conseil vont-ils également ne pas tenir compte de leurs électeurs ?

À 18 h, ce 13 février 1845, la séance du Grand Conseil n’est pas encore levée que Druey et Blanchenay, avec l’accord de leurs collègues du Conseil d’État, se rendent au Casino et exhortent au calme les citoyens rassemblés. Druey le racontera ainsi dans ses souvenirs :

« Citoyens, je prends l’engagement formel de puiser mes instructions dans les pétitions des 32 000 citoyens [pétitionnaires]. Que voulez-vous de plus ? Le peuple aura ainsi obtenu satisfaction, moi, je me suis mis la corde au cou, suivant la tournure des événements, mais peu importe, le vœu du peuple avant tout. » (Ernest Deriaz, Un homme d’État vaudois, Henry Druey (1799-1855), Lausanne, Payot, 1920, p. 196-197).

Malgré l’appui de Jules Vulliet, président de la réunion du Casino, Druey ne sera pas entendu.

Druey remonte au château pour avertir le gouvernement de l’état d’esprit des opposants au Conseil d’État et réclame une convocation extraordinaire du Grand Conseil pour calmer les cœurs. Le gouvernement décide finalement de ne pas suivre les conseils de Druey et faisant battre la générale, il appelle les troupes à Lausanne pour « faire respecter la constitution ». Les conseillers Druey et Blanchenay votent contre cette mesure dont ils perçoivent les dangereuses conséquences.

Le comité des radicaux s’enferme dans le salon rouge du Casino pour délibérer. Il décide d’appeler lui aussi des hommes en armes et de les placer sous le commandement du lieutenant Ruchonnet père, puis d’envoyer des estafettes dans l’ensemble du canton afin de rassembler un plus grand nombre de partisans. Henri Druey n’est pas au courant. C’est Louis-Henri Delarageaz qui signe les courriers et dirige l’ensemble des opérations.

Pendant la nuit du 13 au 14 février, l’armurier Jean Siber – qui a une boutique aux Escaliers du Marché à Lausanne – passe la nuit à fondre des balles au Casino pour les révolutionnaires. Au petit matin le plomb manque et Siber scie en petits morceaux les pieds des marmites de cuisine pour compléter sa réserve de munitions. Il distribue également toutes les armes à feu dont il dispose.

5- Milieu de la place St-François : 13 février, début de soirée

Lors de cette soirée du 13 février et en attendant le retour des estafettes du canton, une centaine de radicaux partent du Casino pour le Signal. Ils brisent des bancs, abattent des arbres et allument le grand feu qui doit, comme en 1830, être un signe de ralliement et appeler la population du pays à Lausanne. Henri Druey le racontera ainsi quelques mois plus tard : « La hache fit son œuvre. Les bancs, les arbres, ornements du Signal, furent jetés dans le brasier. Avant qu’il fût dix heures, une flamme immense éclaira la contrée. » (Henry Druey, La révolution vaudoise des 14 et 15 février 1845, Lausanne, Impr. Corbaz et Robellaz, 1845, p. 23).

Lausanne disposait, vraisemblablement depuis le XVIe siècle, d’un système d’alerte qui consistait en un gros bûcher constamment monté que l’on pouvait allumer en cas de besoin, dans un endroit surélevé et donc visible de loin. C’était le rôle du Signal de Sauvabelin, dont le nom continue à rappeler son ancienne fonction. Le bûcher devait se trouver à peu près à l’endroit où se situe aujourd’hui un petit bâtiment qu’on appelle improprement la « chapelle » de Sauvabelin.

Mais ce lieu a (heureusement) rarement servi. Depuis la fin du XVIIIe siècle et le début de l’intérêt pour les paysages des Alpes, le Signal s’est même converti en un endroit plus touristique que militaire : il s’y trouvait dès avant 1796 une sorte de petite rotonde, qui constituait déjà un but de promenades. Dans les années 1820, on a construit à la place le petit pavillon qui existe toujours et qui ressemble à une chapelle. Une photographie de 1860 environ montre ce pavillon avec des touristes venus admirer la vue. La longue vue à 50 c. et le panneau « rafraîchissements » au-dessus de la porte indiquent clairement la fonction touristique et de loisir du Signal.

Les parents de Louis-Henri Delarageaz (Préverenges, 1807-1891) le destinaient à une carrière agricole, mais il sera finalement arpenteur aux travaux publics et participera activement à l’établissement de la carte Dufour. Réalisée entre 1836 et 1864, cette carte a été la première cartographie complète de la Suisse au 1000 000e. Si Delarageaz échoue en 1838 aux examens de notaire, il se passionne très vite pour la politique. Syndic de Préverenges en 1841, il devient député radical la même année avant d’entrer en 1845 au Conseil d’État vaudois et de prendre en charge le dicastère « Finances, Justice et Police, Intérieur, Militaire et Travaux public ».

Ami et disciple de Pierre-Joseph Proudhon, Delarageaz partage dans ses premières années plusieurs idées du « socialiste révolutionnaire » notamment sur la fiscalité et le rôle de l’État dans la société. Radical mais fédéraliste, Delarageaz bénéficie d’une incomparable popularité dans le canton et devient l’une des figures majeures de la révolution de 1845, notamment grâce à l’Association patriotique dont il est le fondateur, au Casino, en novembre 1844.

6- St-François, vers l’entrée ouest du temple – nuit au 1er Hôtel des Postes

Pendant la nuit, des bruits alarmants circulent : « Les casinistes veulent prendre le château ! ». Une partie du Conseil d’État, très inquiète, propose de quitter le château pour se réfugier ailleurs. La proposition est faite de se rendre à l’Hôtel de ville, mais Druey proteste, car le gouvernement « n’a rien à faire à la maison de ville, qui n’est pas la maison du gouvernement » et souligne « que notre devoir est de rester en permanence sur nos sièges au château » (E. Deriaz, Un homme d’État vaudois, op. cit., p. 200). Finalement, c’est à l’Hôtel des Postes, à St-François, dans un bâtiment qui appartient à l’État, que se replie le gouvernement.

À quoi ressemble la place St-François en 1845 ? Au XIXe siècle, elle est entièrement remodelée, passant de l’organisation d’une ville ancienne à celle d’une ville moderne.

En 1800, la place a encore sa forme ancienne : le mur d’enceinte de la ville est toujours debout et enserre encore, au sud de l’église, les anciens bâtiments du couvent. Devant l’entrée ouest du temple, appuyé à la muraille médiévale, il y a un ancien manège et l’une des 5 grandes portes de Lausanne, la porte de Saint-François, sur la route de Genève. Au nord de l’église, il faut imaginer un espace beaucoup plus encombré et inégal qu’aujourd’hui.

C’est en 1805 que tout commence à bouger : pour faciliter le passage de l’important trafic qui passe sous la porte de Saint-François, on décide de la démolir, ainsi qu’un bout des murs de ville adjacents. La place Saint-François commence à s’ouvrir à l’ouest.

Si le XIXe siècle est le dernier siècle du cheval en ville, les chevaux y sont encore largement utilisés : comme monture, comme bêtes de somme, le plus souvent comme animaux de trait pour les charrettes transportant du foin, du bois ou des tonneaux de vin, pour les véhicules privés (cabriolets, petits carrosses, etc.) et pour les imposantes diligences qui acheminent locaux et voyageurs. La présence de chevaux en ville implique des contraintes et des aménagements particuliers : s’il faut évidemment gérer le crottin sur des routes qui n’étaient pas encore toutes pavées, il faut aussi avoir de nombreuses écuries, des espaces où stocker foin et avoine et de nombreuses fontaines. Dès 1805, l’administration des postes (qui gère la circulation du courrier et des voyageurs) a besoin à Lausanne d’un bâtiment à son seul usage. Les autorités décident donc de construire un Hôtel des Postes à l’ouest de l’église St-François, à la place de l’ancien manège.

C’est Alexandre Perregaux, l’architecte du Parlement, qui va construire ce premier Hôtel des Postes, entre 1806 et 1807. Il faut imaginer un bâtiment de 2 étages sur rez-de-chaussée et de plan presque carré avec des remises au sud. Une architecture sobre, sauf autour des fenêtres, qui sont très décorées. Son rez-de-chaussée est ouvert de grandes portes cochères pour laisser passer chevaux et véhicules. Si on le jugeait « élégant » en 1824, son architecture lui donnait cependant plus l’allure d’une maison très cossue que d’un Hôtel des Postes… Il remplira sa fonction ici jusqu’en 1863, moment où on construira un nouvel Hôtel des Postes, à l’emplacement des actuelles Portes Saint-François, avant de construire entre 1896 et 1900 celui qui se trouve au sud de la place et accueille toujours la poste centrale à Lausanne.

À partir des années 1815-1820, il faut imaginer cette place grouillante d’activités : avec des diligences qui arrivaient et repartaient pour toutes sortes de directions (souvent d’ailleurs dès 4h du matin), du transport local qui descendait la rue de Bourg, ainsi que des hôtels et grands-hôtels qui, à partir des années 1830, s’installent peu à peu autour de la place Saint-François (on peut mentionner, entre autres, le très luxueux Hôtel Gibbon, construit entre 1838 et 1839).

Avec la fin de la construction du Grand-Pont, en 1844, la configuration de la partie ouest de la place St-François est complètement transformée. En 1845, cette partie de la ville est donc nouvellement reconstruite et peut-être s’y trouve-t-il encore quelques tas de pierres ou restes de chantier.

Avant de rejoindre ses collègues à l’Hôtel des Postes, Druey passe au café Morand où Delarageaz lui apprend qu’il n’y avait aucun projet de prendre le château, mais que les mesures militaires prises par le Conseil d’État avaient « fortifié l’esprit de résistance de certains citoyens » (E. Deriaz, Un homme d’État vaudois, op. cit., p. 200).

Pour un esprit de 1845 et dans une situation insurrectionnelle où il peut craindre pour sa vie, ce coin de la ville ne devait pas forcément être ressenti comme particulièrement sécurisant. La muraille et la porte n’existaient plus, le Grand-Pont permettait un passage large et facile depuis le quartier de Bel-Air et le faubourg de Chêne reliait directement cette partie de St-François à l’esplanade de Montbenon qui se trouvait être alors une zone mixte où le rôle neuf de lieu de loisir et de promenade était encore fortement mêlé à son rôle ancien, celui de place d’armes et de rassemblement de la troupe. Peut-être n’est-ce ainsi probablement pas pour rien que le Conseil d’État n’est pas resté toute la nuit dans l’Hôtel des Postes où il était venu chercher refuge et qu’à 4 heures du matin, il a décidé de remonter finir la nuit au Château, où l’on a installé des matelas dans la salle des séances. Avec ses murs épais, lové au fond de la Cité, à côté d’une porte St-Maire encore solidement debout et qui protégeait la colline de la Cité d’une agression qui viendrait du nord, il semble qu’on peut imaginer que le Château ait alors joué un rôle matriciel pour des hommes en pleine indécision.

7- Montée de la Palud n°3 (vers la rue du Pont n° 3) : les bureaux du Nouvelliste vaudois

Quel chemin les membres du Conseil d’État ont-ils pris pour rejoindre le château, depuis la place Saint-François ? Ont-il emprunté le Grand Pont nouvellement construit puis un dédale de rues et ruelles jusqu’à la Riponne avant de grimper la colline de la Cité par la rue du Chemin Neuf (actuellement avenue de l’Université) ? Ce cheminement aurait été celui de la modernité.

Peut-être sont-ils restés sur un tracé plus ancien, plus traditionnel (oserait-on dire : plus conservateur ?) et sont-ils restés à l’intérieur de la ville ancienne, empruntant probablement la rue Saint-François jusqu’à la place du Pont qui couvrait à cet endroit le Flon ? S’ils ont pris cette route, ils ont dû ensuite remonter vers la Palud avant de choisir la rue de la Madeleine et le Chemin Neuf ou les Escaliers du Marché. Si c’est ce trajet qu’ils ont suivi, ils ont traversé un espace normalement très animé, avec les boutiques de toutes sortes de marchands. Mais, au vu de l’heure tardive de leur déplacement (il est 4h du matin), ils ont dû traverser une ville assez calme et assez sombre : il n’y avait pas d’éclairage public en 1845 et au début du XIXe siècle Lausanne n’était éclairée que par une dizaine de falots à huile accrochés à des câbles tendus entre les maisons.

Dans les années 1830, le journal Le Nouvelliste vaudois avait son adresse dans ce quartier. Il a été un acteur essentiel de la révolution de 1845.

Après avoir été interdit par la censure, Le Nouvelliste vaudois est republié en 1824 par les soins d’Henri Fischer et de l’imprimeur Hignou Aîné en 1824. Rapidement, il devient une véritable tribune au sein de laquelle se « débattent les grandes options politiques et religieuses, culturelles et philosophiques du libéralisme » à la veille des événements de 1830 (voir notamment Olivier Meuwly, « La presse politique vaudoise au XIXe siècle », in Histoire de la presse politique en Suisse romande au XIXe siècle, Gollion, inFolio, p. 32-38). Entre 1834 et 1845, le Nouvelliste redevient progressivement un journal d’opposition. En effet, le centre libéral a progressivement éclaté : sa partie gauche a été absorbée par les radicaux, sa partie droite par les conservateurs. Au moment du lancement des pétitions au début de l’année 1845, les colonnes du Nouvelliste servent de relai pour diffuser les idées de l’Association patriotique de Delarageaz et critiquent avec virulence l’inertie du Conseil d’État vaudois.

Dès 1832, Henri Druey collabore régulièrement au Nouvelliste, puis le dirige dès 1836. Il va également y investir une partie de sa maigre fortune pour subvenir aux besoins du journal, toujours en difficultés. À cette période le journal continuer de marteler dans ses colonnes la nécessaire réforme des institutions dans le canton. Le Nouvelliste s’éloigne alors de plus en plus du parti libéral gouvernemental.

Au début des années 1840, quelques notabilités libérales – Alexis Forel, Louis Vulliemin, Charles Monnard et Louis-Frédéric Berger – se réunissent pour fonder Le Courrier suisse (première édition en mars) et pour répondre aux critiques de Druey et Gaullieur dans les colonnes du Nouvelliste. Dès le début, le Courrier est ouvertement gouvernemental et anti-radical. Il confirme l’ordre cantonal établi, s’oppose à la révision sociale de l’impôt et à l’élargissement de la démocratie, et prend régulièrement une position modérée dans les conflits nationaux.

Les bureaux du Nouvelliste servent également, aux côtés du café Morand et du Casino, de « QG » aux « révolutionnaires » pendant la matinée du 14 février.

7- Place de la Riponne : quand la troupe fait défaut

En 1845, la place de la Riponne fait elle aussi partie des nouveaux espaces de la ville de Lausanne. En 1810, elle n’existait en effet pas. À sa place, il faut imaginer alors un vallon verdoyant, assez profond et au fond duquel coulait la Louve. On est alors hors de la ville ancienne : l’enceinte médiévale longe les maisons qui se trouvent au sud de la place et une porte de ville permettait d’entrer dans la rue de la Madeleine. Prolongeant cette rue de la Madeleine vers le nord, un sentier se dessinait à flanc de coteau dans la pente de la Cité et rejoignait le faubourg de la Barre.

La place de la Riponne est donc le résultat du comblement d’un vallon, qui s’est fait entre 1812 et 1840. S’il y a eu, dans les années 1830, des projets pour l’harmoniser et lui donner une allure monumentale, rien n’a été mené à terme. En 1845, cet endroit était la grande place de marché et de foires dont Lausanne avait manqué jusqu’alors. Elle était entourée de bâtiments disparates et sans lien entre eux : à l’ouest, l’École de Charité (aujourd’hui disparue) ; à l’est, les petites boutiques (qui existent toujours) dans les contreforts de la terrasse de la Madeleine, mais pas le palais de Rumine ; à sa place s’élevaient un groupe de maisons et un long bâtiment qui était anciennement un magasin à bois, mais qui abritait depuis 1842 l’École moyenne. Au nord et au sud, construits symétriquement, 2 bâtiments neufs et volontairement monumentaux : la grenette et le Musée Arlaud (premier musée cantonal des Beaux-Arts). Les édifices entourant la Riponne en 1845 sont surtout des bâtiments publics ou officiels (écoles, musées et grenette) et sont assez éparpillés, avec de grandes zones non bâties entre eux.

La grenette était une halle et un entrepôt à blé, mais elle a aussi abrité des réunions politiques et a même été utilisée comme salle de gymnastique. Pourtant, rien dans les témoignages de février 1845 n’indique que les hommes seraient allés s’y abriter.

Au matin du 14 février, le Conseil d’État constate le caractère désespéré de la situation. Peu d’hommes ont finalement répondu à l’appel du tocsin et la milice a sympathisé avec les révolutionnaires, comme en témoigne le peu d’hommes assemblés sur la place de la Riponne. Au même moment, un immense cortège vient appuyer les forces révolutionnaires, qui sillonnent les rues enneigées de la ville de Lausanne.

Avec Delarageaz et Jules Eytel à sa tête, le cortège des révolutionnaires décide de monter de la place de la Riponne au château. Mais avant, Delarageaz envoie un émissaire pour exhorter Druey à les rejoindre. Druey est prudent, surtout que la position du gouvernement évolue. En effet, à la demande du Grand Conseil, le gouvernement révoque les mesures militaires prises et accepte de convoquer le législatif pour le lendemain matin, 15 février, pour réexaminer la question des Jésuites. Mais cette décision arrive trop tard.

Midi sonne l’heure de la fin ! Druey prend finalement la tête de la colonne qui se dirige vers le château Saint-Maire et il annonce que le gouvernement a démissionné : « Vive le canton de Vaud ! Vive le peuple souverain ! Le Conseil d’État a abdiqué ! ». Le cortège passe devant le château, puis descend la Cité et se trouve devant l’ancien Hôpital cantonal, qui abritait aussi quelques cellules et quelques prisonniers. Les révolutionnaires décident alors de délivrer le patron du journal satirique Le Grelot, Jean-Pierre Luquiens, condamné suite à la campagne qu’il avait menée contre tous ceux qui étaient payés par le régime libéral : les membres du gouvernement, les professeurs – surtout ceux de l’Académie –, les préfets, les fonctionnaires, les prêtres, les juges et même les députés.

La colonne continue sa marche jusqu’à l’esplanade de Montbenon (comme en 1830) où discours et résolutions sont acclamés.

À la sortie du faubourg de Chêne et sur la route de Genève, soit hors de la ville ancienne, la place de Montbenon a été le lieu des exercices militaires (aussi bien tir que défilés) de l’époque des évêques à 1860. En 1519, l’évêque Sébastien de Montfalcon avait même essayé d’y installer le gibet. Dans le courant du XVIIIe siècle, on a commencé à y faire des aménagements destinés à embellir l’endroit, notamment en nivelant progressivement la place, en créant des allées et en y plantant des tilleuls. Tout cela visait à transformer progressivement Montbenon en un lieu de promenade et en un belvédère où venir admirer la vue. En 1814, des nivellements supplémentaires ont permis l’installation d’une « grande promenade neuve », qui a été meublée de bancs.

Édifiée entre 1813 et 1814, l’abbaye de l’Arc est pendant une grande partie du XIXe siècle l’unique construction à l’entrée de l’esplanade de Montbenon ; ce n’est en effet qu’en 1881 qu’on commence à construire le bâtiment du Tribunal fédéral.

En 1845, cette esplanade est donc un espace très dégagé, qu’il faut imaginer fait de plusieurs allées et surtout planté d’arbres. Pour les révolutionnaires, c’était un endroit parfait pour se rassembler : vaste et accessible, de nombreuses personnes pouvaient s’y réunir. Malgré la réputation européenne dont jouissait le panorama visible depuis l’esplanade de Montbenon, gageons que les radicaux qui s’y sont retrouvés le 14 février 1845 n’ont pas cherché à en admirer la vue !

À défaut d’une tribune, une échelle est dressée contre un arbre. Delarageaz y monte le premier, loue les citoyens de l’œuvre mémorable qu’ils viennent d’accomplir et leur recommande le maintien de l’ordre ; Druey lui succède. Voici ce qu’il raconte dans son Manuscrit relatif à la révolution vaudoise de 1845 :

« Citoyens ! c’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie, c’est celui du triomphe du peuple souverain. Lorsque le Conseil d’État a décrété la mise sur pied des troupes, le citoyen Blanchenay et moi nous nous y sommes opposés de toutes nos forces et nous avons fait inscrire notre protestation au protocole. À la bonne nouvelle que les troupes, venues aux ordres du Conseil d’État, lui désobéissaient, nous avons abdiqué. Si, j’ai abdiqué comme les autres. Les troupes sont licenciées. Le Grand Conseil est convoqué pour demain. Il s’agit de savoir ce que nous allons faire. Nous allons voter les résolutions que nous voulons prendre. » (manuscrit reproduit intégralement dans Le correspondant, Paris, Librairie de Sagnier et Bray, 1848, t. 21, p. 369).

Et dans ses Souvenirs, il consigne :

« Je vis autour de moi un rond immense rempli de têtes tellement serrées que j’aurais pu monter dessus. Je calculai approximativement que l’assemblée pouvait compter 6 [à] 7 mille citoyens. Je fus accueilli par de vives acclamations. Racontant brièvement les évènements qui venaient de s’accomplir, je m’écriai dans la joie qui me transportait : C’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie, car je vois triompher et se réaliser les principes de la souveraineté du peuple que j’ai sans cesse soutenus dans le gouvernement et que j’ai propagés par la presse depuis 10 ans. » (cité dans E. Deriaz, Un homme d’État vaudois, op. cit., p. 207-208).

Le lendemain, au même endroit, un gouvernement provisoire est plébiscité, qui est immédiatement pris en main par Druey, mais où, curieusement, Delarageaz ne figure pas. Le nouveau Conseil d’État issu de la volonté des citoyens doit consolider les assises de la Révolution et rejoindre au plus vite les voies de la légalité. Des élections sont organisées et, sans surprise, les radicaux triomphent, laissant à Druey et aux siens les mains libres pour rédiger une nouvelle constitution (qui sera celle du 10 août 1845). Le Parlement confirme les nominations du 14 février, et Delarageaz devient le premier président du Grand Conseil, avant d’être nommé à son tour au gouvernement.

Bilan et conséquences

La révolution de 1845 a eu d’importantes conséquences dans le canton. Les radicaux ont occupé le Conseil d’État quasiment sans partage de 1845 à 1892, à l’exception d’une brève parenthèse entre 1861 et 1866. Au Grand Conseil par contre, leur position était moins solide et les libéraux, qui n’étaient plus que 12, ont retrouvé une quarantaine de sièges après 1853. Le parti radical a œuvré dans une période clef au moment où l’industrialisation et l’urbanisation modifiaient en profondeur le canton. Souvent pionniers en matière sociale (ils ont permis la création de la Banque cantonale vaudoise en 1845, du Crédit foncier vaudois en 1859, de la Caisse d’Épargne et de Crédit ainsi que de la Société coopérative de consommation de Lausanne). Ils connaîtront diverses difficultés dès la fin du siècle.

La question religieuse sera également un serpent de mer, jusqu’à ce que la révision partielle de la constitution cantonale en décembre 1861 proclame la liberté religieuse et instaure un impôt proportionnel sur la fortune mobilière.

La nouvelle constitution du 10 août 1845 marque une évolution très nette vers plus de démocratie. Le parti radical va également bénéficier d’un soutien complet de la petite paysannerie du canton, qui lui assurera un pouvoir presque total. En 1875, Eugène Rambert a résumé ainsi la période qui a suivi la révolution radicale : « D’un mouvement très radical dans l’origine […] naquit un régime qui devint en peu d’années très conservateur, conservateur comme l’est le paysan vaudois, avec ses défauts natifs et ses qualités naturelles ».

Le mouvement donné par les Vaudois en 1845 dépassera rapidement les frontières du canton et sera suivi dans plusieurs autres cantons suisses, notamment à Genève et à Berne en 1846, puis à Saint-Gall en 1847.

Guillaume Poisson & Ariane Devanthéry
Novembre 2018

Bibliographie

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Journaux vaudois en ligne sur la base Scriptorium BCU-Lausanne : www.scriptorium.bcu-lausanne.ch

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Ernest Deriaz, Un homme d’État vaudois, Henry Druey (1799-1855), Lausanne, Payot, 1920

Henry Druey, La révolution vaudoise des 14 et 15 février 1845, Lausanne, Impr. Corbaz et Robellaz, 1845

Le correspondant, Paris, Librairie de Sagnier et Bray, 1848, t. 21

Marcel Grandjean, Les Monuments d’art et d’histoire du canton de Vaud, Bâle, Birkäuser, 1965, t. 1 et 1979, t. 3

Marie-Thérèse Guignard, La liberté de la presse dans le Canton de Vaud, 1798-1832, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, vol. 135, 2011

Lucienne Hubler, Histoire du Pays de Vaud, Lausanne, Éd. LEP, 1991

André Lasserre, Henri Druey. Fondateur du radicalisme vaudois et homme d’état suisse. 1799-1855, Bibliothèque historique vaudoise, vol. 24, 1960

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Olivier Meuwly, Louis-Henri Delarageaz, 1807-1891. Homme politique vaudois, ami de Proudhon, grand propriétaire foncier, Alphil éditions, 2011

Olivier Meuwly (dir.), Charles Monnard, 1790-1865, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, vol. 134, 2011

Olivier Meuwly (dir.), Histoire de la presse politique en Suisse romande au XIXe siècle, Alphil éditions, 2011

Olivier Meuwly (dir.), Histoire vaudoise, co-édition Bibliothèque historique vaudoise / Infolio, 2015

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Joëlle Neuenschwander Feihl et al., « Lausanne », in Inventaire suisse d’architecture, 1850-1920, Berne, 1990, t. 5

Louis Polla, Les rues de Lausanne, Lausanne, 24 Heures, 1981

Van Muyden et al., Lausanne à travers les âges, Lausanne, Librairie Rouge, 1906