Marc Mousson (1776-1861)

Trajectoire fascinante mais méconnue que celle de Marc Mousson! Ce fils de pasteur originaire de l’Ariège et bourgeois de Morges en 1791 assurera à lui seul une sorte de continuité informelle du pouvoir helvétique pendant plus de 30 ans, durant les heures tumultueuses de la République helvétique, de la Médiation et de la Restauration.

Né le 17 février 1776, Mousson opte pour la profession d’avocat, avant de se laisser happer par le tourbillon politique. Membre de l’Assemblée provisoire en 1798, il en devient le secrétaire, à la demande du président Glayre. Puis il suit son mentor à Aarau, premier siège du Directoire helvétique, dont il est le secrétaire général. Sa carrière de grand serviteur de l’Etat commence!

Loyal et compétent, il survivra aux nombreuses secousses qui malmènent la République, sans crainte de se brouiller avec La Harpe, qu’il refusera de suivre dans une tentative de coup d’Etat, en 1800. A peine l’encre de l’Acte de Médiation est-elle sèche qu’on retrouve Mousson dans les couloirs de ce qui tient lieu de gouvernement suisse, avec le titre de chancelier. Proche du landamann Louis d’Affry, il sera également fort apprécié de son successeur, le Bernois Rodolphe de Watteville.

Mousson sait se rendre indispensable et participe de fait à la conduite du pays. Les puissances qui se penchent sur le destin de l’indisciplinée Confédération à la chute de l’Empereur ne s’y trompent pas: ils ont compris qu’ils possèdent en Mousson un interlocuteur dont l’influence dépasse de loin le périmètre de ses compétences effectives.

L’Autriche et la Prusse honoreront d’ailleurs le Morgien, véritable “ministre qui n’en a pas le nom” comme le qualifie Georges Andrey, de prestigieuses décorations. Au faîte de son influence, il intercédera en 1814 en faveur de son canton, soucieux de ne pas retomber dans l’orbite bernoise, par ses relais auprès des cours européennes…

La Restauration, qui n’épargne pas la Suisse, ne déplaît pas à Mousson. L’ancien révolutionnaire, homme foncièrement modéré, se montre vite sceptique envers les mouvements plus libéraux, en phase ascendante au fur et à mesure que les puissances imposent à la Suisse une politique plus draconienne, notamment en matière de presse.

Il donne sa démission le 29 juillet 1830, alors que s’ouvre une ère nouvelle, qui ne correspondait guère à ses aspirations profondes. Son fils Henri lui succédera, pour trois ans seulement, puis deviendra bourgmestre de Zurich en 1836, donnant l’exemple rare d’un Romand qui a pu s’imposer dans un canton alémanique. Marc Mousson s’éteint paisiblement le 21 juin 1861.

Georges Andrey et Maryse Oeri von Auw, Marc Mousson. Premier chancelier de la Confédération, Bière, Cabédita, 2012

Françoise-Louise de Warens (1699-1762)

Françoise de la Tour naît à Vevey le 31 mars 1699. Tôt orpheline de mère, elle ne sait pas encore, lorsqu’elle découvre la nature au domaine des Bassets, que son destin se glissera dans une fabuleuse épopée où s’entremêlent politique, affaires et rayonnement intellectuel. Son puissant charisme, où la charité le dispute parfois à la naïveté, fournit toutefois à Louise une inépuisable énergie à laquelle aucune difficulté ne résiste.

Mariée à l’âge de 14 ans à Sébastien-Isaac de Loys, seigneur de Warens, la pieuse Françoise-Louise, éduquée dans une ambiance piétiste, est une femme de caractère. Alors que ses liens avec son époux se distendent, elle mène sa propre existence, prend amant et s’initie au monde des affaires. En 1725, elle crée une manufacture de bas, qui périclitera.

C’est l’année suivante que se produit le grand tournant de la vie de Françoise-Louise. Séduite par les charmes de l’Eglise après un voyage à Aix, elle suit les conseils d’une parente résidant en Savoie, s’enfuit et, obéissant à de “vrais motifs de conscience” selon Anne Noschis, embrasse la religion catholique. Scandale à Vevey, mais aubaine à Turin, où le roi de Piémont-Sardaigne célèbre ce ralliement inespéré et enrôle la convertie à son service.

Bénéficiaire d’une pension, heureuse à Annecy et dans sa nouvelle confession, Madame de Warens, désormais nantie du titre baronne, ne tarde pas à manifester son attachement à sa nouvelle patrie, récolte d’utiles renseignements et reçoit en ses murs des aventuriers qui rêvent de libérer le Pays de Vaud de la férule bernoise.

Car la belle espionne a fait sien le projet de son royal protecteur : récupérer les anciennes terres savoyardes sises au nord du Léman! Alors, Françoise-Louise, une “Major Davel en jupon”, comme le suggère sa biographe? En tous cas, la monarchie sarde finira par renoncer à ses ambitions conquérantes.

D’autres joies l’attendent: celles de l’esprit. En 1728, en route vers Turin, Rousseau fait halte chez Madame de Warens. Les écrits et la pensée de “Petit” témoignent de l’influence que “Maman” a eue sur lui: l’initiation qu’elle lui a prodiguée ne fut pas qu’intellectuelle, mais n’en a pas moins permis au jeune Rousseau de modeler sa réflexion psychologique et pédagogique, que l’on retrouvera dans ses futurs grands textes.

Rousseau parti, Madame de Warens, toujours généreuse, s’adonne aux affaires: mines de fer au Mont-Blanc, fabrique de poteries, domaine campagnard aux Charmettes, acquis avec Jean-jacques, houillères près de Chambéry. “Businesswoman” de talent, elle se fera néanmoins évincer ses entreprises et finit sa vie modestement. Elle s’éteint le 29 juillet 1762.

Anne Noschis, Madame de Warens. Educatrice de Rousseau, espionne, femme d’affaires, libertine, Editions de l’Aire, Vevey, 2012

Philippe Jaccottet (1925)

Philippe Jaccottet en 1991 par Erling Mandelmann

Né à Moudon le 30 juin 1925, Philippe Jaccottet se sent très vite aspiré vers la littérature. Installé à Lausanne en 1933 avec sa famille, il compose ses premiers poèmes. Il a 16 ans lorsqu’il rencontre Gustave Roud. Rencontre décisive: sa voie est tracée, il n’en déviera pas.

Etudiant en lettres à l’Université de Lausanne, il écrit une pièce de théâtre puis et fait paraître ses premiers poèmes, comme Elegie, en 1943. Puis c’est le départ à Paris, où l’éditeur vaudois Henry-Louis Mermod lui confie des traductions d’auteurs allemands, qui le fascinent: Thomas Mann, Rilke, Musil. Et première consécration en 1953 lorsque Gallimard publie son recueil L’Effraie. Il rédige aussi des critiques pour la presse romande.

La même année, pour des raisons économiques mais aussi pour s’éloigner du microcosme littéraire parisien, il s’installe avec son épouse à Grignan, dans la Drôme, où il ne cessera d’écrire, de créer, de traduire. Il ne rompt cependant pas avec sa région d’origine, où il conserve de nombreux amis.

Poète du paysage reclus dans la contemplation, à l’abri des vicissitudes d’un monde qui le l’intéresserait pas? José-Flore Tappy, qui a dirigé le volume publié dans La Pléiade, réfute une vision aussi restrictive de l’œuvre de Jaccottet.

Ni conservateur ni révolutionnaire, le poète, peut-être tenté un temps par une forme de nihilisme, ne prôner pas un retour à la nature ou un quelconque non-engagement. Au lieu de se courber devant les idéologies, il préfère entretenir un dialogue constant avec le monde et la littérature. Il aime fouailler les contradictions de la langue, sous une double influence propre aux Romands et qui le nourrit: les cultures française et allemande, qu’il chérit tout autant.

Sa poésie, “propice aux défrichements complexes”, se dévoile ainsi, aux yeux de Christophe Gallaz, comme “rythmée par les mouvements les plus incertains qui façonnent l’être en profondeur, s’érigeant de la sorte en machine de guerre contre tous les autocrates en vigueur autour de nous”.

Son travail de traducteur prend ainsi une nouvelle dimension: Jaccottet apparaît comme un homme du passage, à l’intersection de différents univers. Comme le suggère J.-F. Tappy dans Le Temps, il peut être comparé à un Claudio Magris “par cette indépendance d’esprit, cette identité de la frontière, où la marge crée un décalage fécond”.

Largement reconnu par le public lettré, objet d’une septantaine de mémoire de licence et d’une vingtaine de thèses de doctorat, Prix Rambert en 1956, Philippe Jaccottet appartient désormais au cercle étroit de la quinzaine d’auteurs à avoir été publiés dans La Pléiade de leur vivant.

  • Le Temps du 15.2.2014, L’Hebdo du 13.2.2014, Le Matin-Dimanche du 16.2.2014, 24 Heures du 20.2.2014
  • L’œuvre poétique complète de Philippe Jaccottet est sortie en février 2014 dans La Pléiade, chez Gallimard (édition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon ; préface de Fabio Pusterla)

François-Louis de Pesmes de Saint-Saphorin (1668-1737)

Né le 16 février 1668 dans le château familial de Saint-Saphorin-sur-Morges, François-Louis reçoit de son père, originaire de Genève, une stricte éducation calviniste. Nourri des récits des persécutions de Louis XIV contre les protestants, il apprend à haïr la France. Eduqué au milieu des vignes, avec une vue imprenable sur les galères qui sillonnent le Lac Léman, il ne pressent cependant que son avenir l’appellera loin de sa terre natale.

Issu d’une famille noble, il n’est pas riche et n’est que sujet de Leurs Excellences. Quel métier choisir? François-Louis se tourne logiquement vers celui des armes, qui l’emmène au service du duc de Brunswick-Lunebourg, puis du landgrave de Hesse-Kassel. Alors qu’il se retrouve sans emploi, le destin vient le happer. Assistant à une querelle dans une auberge entre un Allemand et un Néerlandais, il prend le parti de ce dernier, qui n’est autre que le vice-amiral van Assemburg, grand commis de l’empire autrichien. En guise de remerciement, notre Vaudois se voit recommandé auprès du commandant de la flotte autrichienne, et le voilà, bien que dépourvu de toute formation de marin, capitaine du vaisseau amiral. Il est engagé lors de plusieurs opérations contre les Turcs.

En 1693, van Assemburg prend la tête de la flotte autrichienne, mais les relations avec Saint-Saphorin se tendent dangereusement. Le Vaudois, qui vient de publier un ouvrage de stratégie militaire, se lasse de n’occuper que des fonctions subalternes, même s’il parvient à obtenir le grade de vice-amiral. La campagne de 1796 constitue un tournant: la flotte autrichienne est écrasée.

Le conflit entre Pesmes et son chef atteint son paroxysme et les disputes sur les responsabilités des uns et des autres dans la débâcle se multiplient. Mais le Vaudois se montre plus habile et révèle certaines malversations commises par le Hollandais. Désormais bien en cour, il sympathise avec le flamboyant Prince Eugène, sert sous ses ordres lors d’une nouvelle campagne, où il se distingue, en 1697, manœuvrant brillamment ses navires.

Calviniste à Vienne mais bon vivant et grand lecteur, il décide de prendre du recul et s’adonne à ses passions, herborise, collectionne les livres. Il n’est pas pour autant en retraite. Nommé général-major, consulté par le Prince Eugène, qui le délègue auprès des cantons suisses, mais aussi par la Cour, il entame en 1701, et notamment durant la guerre de Succession d’Espagne, une fructueuse carrière de diplomate, qui lui vaudra le qualificatif de “plus dangereux ennemi de la France”. Talentueux, il sert aussi la Confédération et est sollicité par d’autres puissances: il représentera même la Grande-Bretagne à Vienne. Il décède le 16 juillet 1737 en ses terres vaudoises où il s’était retiré quinze ans auparavant.

Jean-Jacques Langendorf, Ahnengalerie der kaiserlichen Armee 1618-1918, Karolinger, Vienne, 1995. J.-J. Langendorf a rappelé le souvenir de ce Vaudois haut en couleur lors d’un colloque organisé par Nicolas Gex pour le compte du Centre d’histoire et de prospectives militaires en octobre 2013